dix-huitième séance.

L’audience est ouverte à 2 h. ½ de l’après-midi, sous la présidence de M. Matzen.

M. le Président. La parole est à l’agent des Etats-Unis mexicains, pour répondre à la communication qui lui a été faite ce matin.

M. Emilio Pardo. Messieurs, quand j’ai eu l’honneur de m’adresser pour la première fois au Tribunal, j’ai commencé par faire la remarque que mon gouvernement était tout à fait disposé à ce que tous les documents pouvant établir les faits et illustrer la religion du Tribunal puissent être admis par celui-ci. D’accord avec cette déclaration qui a été faite au commencement des débats, je dois dire que de la part du Gouvernement mexicain il n’y a pas de difiiculté à ce que tous les documents que l’agent des Etats-Unis vient de déposer maintenant soient admis pour produire les effets qui leur appartiennent, c’est-à-dire que je ne m’oppose pas du tout à la production de ces documents au dossier; mais il est bien entendu que toutes réserves sont faites en ce qui concerne la validité et l’authenticité des documents qui n’ont pas une authenticité bien établie.

Quant aux interpellations qui m’ont été adressées par Monsieur l’agent des Etats-Unis, je dois dire qu’au sujet de certaines donées qui ont été demandées à mon Gouvernement pour établir quels étaient les paiements faits par lui aux dates fixées dans le document lu par M. Ralston antérieurement, je me suis empressé de transmettre à mon Gouvernement cette requête, et j’ai fait connaître à M. Ralston la réponse que j’ai reçue. M. Mariscal m’a dit que comme les donées [Page 842] demandées par M. Ralston étaient assez compliquées et demandaient des recherches assez délicates, recherches qui dévaient etre faites par le Département des Finances, on avait donné tous les ordres nécessaires pour faire opérer ces recherches. Jusqu’au moment où j’ai l’honneur d’adresser la parole au Tribunal les données demandées par M. Ralston ne sont pas arrivées encore; peut-être arriveront-elles quand les audiences seront finies … Mais je dois faire constater que cette requête a été adressée par M. Ralston peu de jours, je crois, avant le commencement des audiences du Tribunal; il faut done tenir compte du déiai nécessaire pour que la réponse et les communications de mon Gouvernement arrivent ici.

M. Ralston a demandé si j’admettais comme authentiques et bien prouvé les faits qui sont établis par les documents dont le Tribunal a eu connaissance. Il s’agit d’abord de la date du dernier paiement fait au Gouvernement des Etats-Unis en conséquence de la décision rendue par la Commission mixte en 1875. Le seul fait que je puisse affirmer, c’est que mon Gouvernement a payé tout ce qui lui incombait d’après la décision de 1875; quant à la date du dernier paiement, je ne suis pas assez bien renseigné pour pouvoir la donner d’une façon certaine. Je crois aussi que le Gouvernement américain a payé ou restitué à mon Gouvernement les sommes qui avaient été perçues en conséquence des deux décisions sur les cas de la Abra et de Weil; je crois, sans pouvoir l’affirmer péremptoirement, qu’à ce sujet tous les comptes ont été réglés entre les deux Gouvernements, mais je ne suis pas en mesure de dire quelle est la date du dernier paiement.

J’ai ainsi répondu à toutes les questions qui m’ont été posées par M. Ralston, mais s’il désire une autre explication je suis tout à fait à sa disposition pour lui répondre immédiatement.

Mr. Ralston. Mr. President, I think perhaps the agent of Mexico has fully responded to all of my suggestions of this morning, if I understand his answer to refer as well to the letter addressed by the ambassador of Mexico to the Holy See in April, 1840, as to the other matters of which he has spoken; that is to say, that he makes all reservations as to the authenticity of that document, reserving to himself the right to attack the authenticity hereafter, if it should appear that there is any reason to do so. Am I right?

M. Pardo. That is right.

Mr. Ralston. Then I think we are sufficiently in accord. I should add that I have a telegram from the Secretary of State showing the date of the last payment to the bishops of California of the award. The honorable agent for Mexico has stated that he is without information as to the correctness of that date, but knows that his Government has made all the payments. I presume, however, there will be no dispute upon that point. The Department of State telegraphs me that the last payment was made January 20, 1890. The fact is not important, except from our point of view in its relation to some subsequent facts.

I neglected to say this morning that I also had ready to present to the court a map showing the Indian reservations, and I have it with me. I think, perhaps, I may have shown it already to the agent of Mexico; if not, I will do it forthwith. I think there will be no question as to its authenticity. It is certified to by the Government officials as being a correct map.

[Page 843]

M. le Président. L’agent des Etats-Unis mexicains ne s’oppose pas au dépôt des documents qui sont présentés par l’agent des Etats-Unis d’Amérique du Nord?

M. Emilio Pardo. Absolument pas.

M. le Président. Alors le Tribunal prend acte de la déclaration des deux agents.

M. de Martens. Et avec les réserves qui ont été faites.

M. le Président. Absolument: avec les réserves. L’incident est clos; la parole est au conseil des Etats-Unis Mexicains M. Beernaert.

réplique de m. beernaert.

Messieurs, j’ai promis de ne pas retenir longtemps votre attention, et je tiendrai parole. Je puis le faire d’autant plus aisément que quant a la question de chose jugée, dont je me suis spécialement chargé, je crois avoir dit ce qu’il y avait à dire.

Deux mots d’abord du début du litige et de ce qu’a d’inexplicable le silence prolongé des évêques au sujet d’un droit qui d’apres eux serait évident.

J’avais dit, avec la sentence de Sir Thornton, que depuis 1846 jusqu’en 1870, il n’y avait trace écrite d’aucune réclamation, tout en estimant avec lui qu’il fallait admettre l’affirmation de Sa Grandeur l’évêque de Monterey quant à une démarche faite par lui en 1852 auprès du Gouvernement mexicain, de 1852, en suite de cette démarche, et l’on voudrait en triompher un peu.

Nous estimons au contraire, que loin d’affaiblir notre thèse cette lettre la fortifie. Elle répond porte-t-elle, à une demande de secours aux Missions de l’évêché de Monterey sur le Fonds Pie de Californie. Nous n’avons pas la lettre de l’évêque, elle n’est ni dans les archives épiscopales ni dans les archives mexicaines; mais on peut juger de sa teneur par la réponse qu’elle a reçue. Or, l’on voit ainsi que l’évêque de Monterey n’a dû faire ancune allusion à un droit quelconque de propriété, il n’a revendiqué ni ce droit, ni quelque rente perpétuelle qui aurait remplacé le capital; il n’a pas demandé le partage d’un fonds indivis dans lequel il prétendait avoir une part; non, il a sollicité un secours, et à cette demande le Gouvernement répond par un ref us poli, fondé sur la pénurie de ses ressources. Mais, comme s’il avait pressenti ce qui allait suivre, dans cette même lettre le Gouvernement dénie tout droit à l’Eglise de la Haute Californie “désormais séparée de la nation.”

Ce fait ne caractérise-t-il pas et n’aggrave-t-il pas le silence gardé par les évêques pendant de longues années? Voici done que, sans y etre provoqué, le Gouvernement mexicain affirme qu’ils ne pourraient élever sur le Fonds Pie aucune prétention quelconque; n’était-ce pas pour les évêques une sorte de mise en demeure d’affirmer et de faire valoir le droit dont ils se seraient crus investis; ne devaient-ils pas tout au moins protester et faire des réserves? Eh bien, ils se taisent et cela jusqu’en 1870.

Et cependant, messieurs, voyez la conclusion que l’on tire de cette lettre de 1852; c’est le gouvernement mexicain qui se serait trouvé mis en demeure, et une demande de secours laissée sans aucune suite serait le point de départ des intérêts que l’on réclame à charge du Gouvernement du Mexique!

[Page 844]

Une autre raison encore aurait enlevé à la lettre de 1852, si l’on pouvait y voinune réclamation qui n’y était pas, toute force juridique; je l’ai fait valoir déjà, mais il me semble que nos honorables contradicteurs aient perdu de vue ce que j’ai dit à cet égard. C’est qu’à cette époque, l’Eglise de la Haute Californie n’avait qu’une existence toute de fait; pour devenir “corporation,” avec le droit de posséder, de recevoir, d’agir en justice, avec tous les effets que comporte la personnalité morale, il lui fallait remplir d’abord les formalités prescrites par la législation américaine, et je ne vois nulle part que cela aurait été fait avant 1854, lorsque l’autorité pontificate étant intervenue, la situation de l’Eglise de la Haute Californie se trouva régularisée par l’établissementde l’archevêché de San Francisco et de l’évêché de Monterey.

Comment en 1852 Mgr. Alemany aurait-il pu réclamer un droit à titre de son évêché qui n’avait pas encore d’existence juridique, qui n’était certainement pas alors personne morale, dont l’existence n’avait pas mêne été consacrée par l’autorité pontificale? Comment aurait-il pu agir au nom d’un être inexistant?

Je sais, messieurs, que d’apres la sentence de Sir Thornton l’Eglise de la Haute Californie serait de venue corporation américaine par le fait même du traité de Guadalupe Hidalgo; Sir Thornton ne fait pas remonter sa personnification civile jusqu’à la date de la conquête, fixée comme vous le savez au 7 juillet 1846, mais d’aprés lui à la date même de la ratification du traité, c’est-à-dire le 30 mai 1848, ipso facto l’Eglise californienne serait devennue corporation de citoyens des Etats-Unis, par cela seul qu elle n’aurait pas opté pour la nationalité mexicaine.

Messieurs, la sentence de Sir Thornton constitue chose jugée: elle devait être obée et elle l’a été pleinement. Mais aujourd’hui qu’on veut faire produire à cette sentence des effets nouveaux et considérables, nous avons pu je pense, sans manquer de convenance ou même de courtoise, faire remarquer que Sir Thornton n’était pas précisément un jurisconsulte.

Nos honorables contradicteurs affirment le contraire, en se fondant sur ce qu’il a fait partie de la Commission mixte, et qu’il a eu de ce chef beaucoun d’affaires à décider—c’est M. Ralston qui le dit dans une de ses dernières notes.

L’argument me paraît insuffisant; et sans parler de ce que dit Sir Thornton au début de sa sentence, lorsqu’il déclare qu’il n’est pas en état d’examiner et de discuter les nombreuses questions de droit qui avaient été soulevées, il me semble que cette sentence même marque que ses connaissances juridiques étaient un peu superficielles.

Voici en effet une double erreur: D’après Sir Thornton, l’Eglise de la Haute Californie serait de venue personne morale le 30 mai 1848, sur le champ, par cela seul qu’elle n’aurait pas opté pour son ancienne nationalité. Cela semble à tous égards insoutenable. Dans les traités qui régularisent un démembrement territorial ou une conquête, il est de pratique pour ainsi dire constante que l’on réserve un droit d’option aux citoyens du pays annexé; on tient ainsi compte de leurs sentiments, de leurs habitudes, de leurs affections; malgré l’annexion de la contrée où ils habitent, il leur est permis de ne pas changer de nationalité. Mais où a-t-on vu accorder semblable droit non plus à des citoyens en chair et en os, mais à des personnes morales? Où, quand, dans quel traité cela se trouverait-il?

[Page 845]

Les personnes morales, la Cour le sait mieux que moi, sont des créations de la loi, et elles ne pourraient exister en vertu d’une loi étrangère. Si le pays change de maître, elles doivent, si elles le peuvent, se soumettre à la loi nouvelle et en remplir les conditions. Qui eut admis qu’une commune, un bureau de bienfaisance, un séminaire, je ne sais quel autre collège, fût venu dire: mexicains hier, nous entendons rester mexicains aujourd’hui. Comment le Gouvernement des Etats-Unis aurait-il accueilli semblable prétention? Et quelle législation eût-il f allu appliquer à ces personnes morales établies en Amérique, mais demeurées mexicaines?

Dans l’espèce, semblable thèse aurait d’autant moins pu se soutenir que dans le traité de Guadalupe Hidalgo le Mexique avait demandé l’insertion d’une clause qui pouvait permettre jusqu’à un certain point de considérer les corporations religieuses comme conservées dans la limite où elles existaient auparavant. C’était un article 9 qui maintenait dans le pays annexé les institutions religieuses et les relations des catholiques avec leurs supérieurs ecclésiastiques. Eh bien, cette clause, si peu explicite, et qui assurément ne disait pas que de pareilles corporations pourraient être personnes morales en Amerique quoique restant mexicaines, cette clause si simple, si anodine, a été écartée par le Sénat des Etats-Unis; elle n’est pas au traité.

Et si l’on consulte le texte de ce document, texte imprimé par les soins de nos honorables contradicteurs, que l’on voie done ce que porte Particle 8. Il donne le droit d’option aux citoyens Mexicains; et ce sont si bien des citoyens que l’on a en vue qu’ils pourront aller, venir, se déplacer changer de domicile, etc., toutes stipulations évidemment inapplicables à des personnes morales. C’est déjà ce que faisait remarquer dans son mémoire imprimé au livre rouge (p. 396) M. Azpiroz.

Il me paraît done évident qu’à cet égard Sir Thornton a fait erreur; l’Eglise de Californie n’a pu devenir personne morale américaine dès le 30 mai 1848, par cela seul qu’elle n’aurait pas déclaré opter pour la nationalité mexicaine.

Voici, messieurs, une seconde erreur non moins évidente. Je veux supposer que l’Eglise établie en Californie eût eu ce droit étrange d’opter comme si elle avait été un citoyen ordinaire et de dire: J’entends rester mexicaine; et je suppose encore, non moins gratuitement, que comme telle, elle fût alors personne morale. Aurait-il vraiment appartenu à cette Eglise de devenir ipso facto, par le fait seul de sa volonté, personne morale américaine? Sir Thornton le dit, mais il ne nous montre aucun texte, soit de la législation américaine générale soit de la loi californienne qui justifie semblable dire.

Il n’y a pas un pays au monde où une corperation puisse assumer la personnalité morale sans avoir aucune formalité à remplir, et même sans devoir le dire.

Et vous avez dans le dossier la preuve que l’Amérique ne fait pas exception; le statut de Californie est publié dans le livre rouge (p. 52), à la suite et comme annexe, comme complément du mémoire présenté pour NN. SS. les évêques. Et l’on y voit que le statut de Californie, qui a permis à l’Eglise catholique et aux autres Eglises de s’ériger en personnes morales, n’a été rendu obligatoire que le 13 mai 1851, et qu’il prescrit une déclaration à faire devant l’autorité compétente par le chef du diocèse ou de l’église. C’est cette déclaration que nous voyons avoir été faite par Mgr. Alemany; elle se trouve dans le même document.

[Page 846]

Done, seconde erreur qui ne paraît pas moins indiscutable que la première: l’Eglise mexicaine n’est pas devenue personne morale américaine le 30 mai 1848; nous estimons qu’elle ne constituait pas auparavant une corporation légale, mais il est certain que dès le 30 mai 1848 il n’y apluseu d’Église mexicaine; l’Eglise américaine de la Haute Californie qui a pris sa place n’était qu’un être de fait sans aucuns droits comme personne morale; ces droits elle ne les a acquis, elle n’a pu les acquérir que postériearement à la loi du 13 mai 1854 et après l’accomplissement des formalités prescrites par la loi.

Et cependant à cette Eglise qui n’existait pas on a reconnu le droit de réclaimer et de recevoir depuis 1848 jusqu’en 1854. Mais, c’est la chose jugée: peu importe l’erreur du juge, il n’y a pas à revenir là-dessus, je le reconnais volontiers.

Je pense done, messieurs, que mes observations antérieures restent debout et j’en viens à ce qui me reste à dire—c’est peu de chose—de la question de la chose jugée.

Mais d’abord, j’ai à exprimer le vif regret de n’avoir pu, faute d’une connaissance suffisante de la langue anglaise, goûter pleinement la plaidoirie si nerveuse, si élégante de forme, si parfaitement courtoise de M. Penfield; je le prie de croire que les sentiments qu’il a exprimés à notre égard sont aussi et de tout point les miens.

Comme l’a établi M. Delacroix, il ne pourrait en aucun cas y avoir ici chose jugée qu’au profit des évêques, mais certainement pas au profit des Etats-Unis, que l’on cherche à mettre en cause, et cela se comprend. En effet, la Commission mixte, de qui émane la première décision, n’avait incontestablement de compétence qu’à l’égard des réclamations que des eitoyens des Etats-Unis pouvaient avoir en vers le Mexique ou des eitoyens mexicains en vers le gouvernemeut des Etats-Unis. Le texte le dit, et il se comprend d’ailleurs que s’il y avait eu quelque différend entre les deux gouvernments, ce n’eût pas été à une commission mixte qu’on aurait pu s’en remettre pour le résoudre.

Elle n’a d’ailleurs point jugé quant aux Etats-Unis; le droit qu’elle a reconnu est celui des évêques de la Haute-Californie; c’est à leur profit qu’elle a condamné le gouvernement mexicain; elle n’alloue rien et ne pouvait rien allouer aux Etats-Unis; jusqu’à ces derniers temps ceux-ci avaient une attitude exclusivement diplomatique; ils prêtaient leurs bons offices à un de leurs eitoyens, ils recommandaient ses prétentions et y appelaient l’attention du gouvernement voisin; c’était un rô1e gouvernemental, rien de plus. Ecoutez plutôt M. Clayton écrivant à M. Mariscal, le ler septembre 1897:

J’ai des instructions de mon gouvernement pour appeler l’attention de Votre Excellence sur les réclamations de l’Eglise catholique romaine de Californie contre le Gouvernement mexicain, au sujet du Fonds Pie de Californie.

Tous les autres documents de l’affaire sont conpus dans le même esprit.

Done, il ne pourrait y avoir chose jugée qu’au profit des évêques. Et même si les Etats-Unis étaient aujourd’hui au procès, ils ne pourraient s’en prévaloir, puisqu’ils n’étaient certainement pas en cause lors de la première procédure, et qu’il n’est ni contesté ni contestable qu’il n’y a chose jugée qu’entre parties.

C’est parce qu’il s’agit d’un conflit entre une personne morale, corporation de citoyens américains, et le Mexique, que nous estimons que, sous la forme d’un arbitrage international, il s’agit en réalité d’un conflit de droit privé, et pour une question de droit civil, c’est à la [Page 847] législation mexicaine qu’il faut, selon nous, s’en rapporter; cette législation c’est le Code fédéral. Comme aux Etats-Unis d’ Amérique, au Mexique chaque Etat a son droit propre, et il en est ainsi notamment du district fédéral de Mexico, comme pour Washington aux Etats-Unis. Il règle tous les litiges qui concernent l’Etat, parce qu’il ne peut être assigné qu’à Mexico, et comme vous le verrez par le Code Civil que vous avez sous les yeux, une disposition expresse le rend applicable au territoire de la Basse Californie, simple territoire encore et non un Etat.

En ce qui concerne la chose jugée, le droit mexicain est d’ailleurs conforme à l’ancien droit espagnol et à ce qu’on peut appeler le droit européen.

Parmi les points développés ce matin, il en est un sur lequel il faut que je revienne en quelques mots, parce qu’il est la base de notre argumentation; cependant il n’a pas été touché, même par un mot, dans la premiere sentence, et l’on ne s’en est guère expliqué devant vous au cours de ces longues plaidoiries: je veux parler de ce qui concerne le traité de Guadalupe-Hidalgo.

Les Etats-Unis voulaient que ce traité, qui leur abandonnait la moitié de la surface territoriale du Mexique, établît désormais entre les deux pays de bonnes relations: on voulait nettoyer le passé, il ne devait rester entre eux aucun différend, aucun sujet de conflit Les Etats-Unis et le Mexique se donnent réciproquement décharge complète et absolue; c’est comme solde de compte toutes prétentions réciproquement réglées, que le Mexique reçoit des Etats-Unis une indemnité de 15 millions de dollars.

On écarte égalament toutes les prétentions, toutes les réclamations pendantes ou que pourraient avoir à soulever contre le Mexique des citoyens de l’autre pays, en tant qu’elles auraient pour base des faits antérieurs, à la ratification du traité. Mais, comme on ne pouvait ainsi disposer des droits d’autrui, ce sont les Etats-Unis qui s’en chargent, et ils recoivent à cet effet une somme à forfait de 4,250,000 dollars. Si quelqu’un dans la grande République américaine prétend à un droit à faire valoir à charge du Mexique, c’est aux Etats-Unis désormais qu’il doit s’adresser; et l’on constitue une commission—commission exclusivement américaine—chargée d’examiner le f ondement des réclamations de ce genre.

Ainsi, le traité de Guadalupe Hidalgo constitue une décharge absolue, une quittance de Gouvernement à Gouvernement, et c’est aussi une quittance donnée au nom des particuliers américains au Gouvernement mexicain. A partir de ce moment-là tout est réglé, tout est liquidé, les procès soumis aux tribunaux viennent à tomber, et on prohibe pour l’avenir toute réclamation nouvelle pouvant prendre son origine dans un fait de même nature.

Sans doute, à l’avenir, de nouveaux conflicts pourront surgir, de nouvelles prétentions pourront être élevées, soit entre les deux Etats, soit de la part de citoyens, mais ces litiges devront trouver leur origine et leur raison d’être dans des faits postérieurs àla ratification du traité.

Je ne sais si j’ai bien compris la plaidoirie de M. Penfield, mais il semble qu’il ait allégué à côté ou même au-dessus du droit des évêques, un droit pour la République elle-même. Ce serait de la part des Etats-Unis une nouvelle affirmation de ce domaine éminent, de ce droit souverain que la plupart des Etats se sont arrogé, sur les biens appartenant aux personnes morales, et peut-être cette prétention serait-alle peu [Page 848] d’accord avec ce que l’on plaide ici. Je ne vois pas bien non plus ce que deviendraient à ce compte les Missions, les Indiens, les intentions du Marquis de Villapuente, celles des autres fondateurs.

Mais, au point de vue auquel je me place en ce moment, mon raisonnement n’en serait que plus fort, puisqu’il est indiscutable qu’en précense des termes formels du traité de Guadalupe Hidalgo toute réclamation des Etats-Unis à charge du Mexique, fondée sur des faits antérieurs à 1848, devrait être écartée sans examen.

Cela n’est d’ailleurs pas moins vrai pour les citoyens et pour les personnes morales de l’Amérique; je ne dois pas y insister davantage, puisque nous avons ici l’autorité de Sir Thornton qui devrait en tous points valoir chose jugée. Rappelez-vous ses paroles:

Les réclamants ne peuvent avoir le droit de saisir la Commission établie par la convention du 4 juillet 1868 pour toutes les réclamations qui auraient pu être présentées avant cette date.

Et l’on se demande comment, le sens du traité de Guadalupe Hidalgo étant ainsi indiscutable et fixé par Sir Thornton lui-même comme écartant toute réclamation de principe, comment un capital dont il ne peut plus être question pourrait être considéré comme continuant à engendrer des intérêts?

Messieurs, j’éprouve quelque embarras à vous reparler de la chose jugée, car vraiment le sujet a été épuisé et je n’aime pas les redites. Cependant, malgré tout ce qui a été dit, ou peut-être parce que l’on en a trop parlé, il semble qu’il règne dans la cause une certaine obscurité, une certaine confusion, et je voudrais m’attacher une dernière fois à les faire disparaître.

Ponr apporter ici un peu plus de lumière, je crois ne pouvoir mieux faire que d’analyser encore devant vous la marche de la procédure, car ainsi du même coup j’aurai l’avantage d’établir que la chose jugée ne peut pas être alléguée, et de démontrer que l’attitude du Gouvernement mexicain dans ce différend a été absolument correcte, conforme à ses devoirs internationaux, et fondée en droit. Cette justification sera à peu près toute ma plaidoirie.

En 1859, lorsque les évêques s’addressent pour la première fois aux Etats-Unis, c’est une réclamation en capital qu’ils annoncent, ils ont un droit à la propriété, ou du moins a une part de la propriété du fonds, ce sont des capitaux que leur doit le Mexique et même dans leur lettre de 1859 ils en fixent le chiffre, ils l’établissent à 2,800,000 piastres; et ce document se trouve accompagné d’une cédule qui donne le détail de cette somme. Il est essentiel de ne pas oublier ce point de départ.

La Cour sait que postérieurement à 1859, les évêques ont gardé le silence jusqu’a la constitution de la Commission mixte, qu’alors la campagne fut rouverte par la lettre du 13 mars 1870, et que là encore c’est la propriété, c’est un capital que l’on réclame. C’est cette réclamation du 13 mars 1870 qui fut transmise à la Commission mixte. Done, la situation est claire, les évêques de la Haute Californie disent nettement et exactement ce qu’ils veulent: le Fonds Pie doit d’apres eux être partagé entre les deux Californies, ils demandent leur part.

Quelle est alors l’attitude du Mexique? Va-t-il, comme on le lui reproche si injustement, contester en elle-même la compétence de cette Commission mixte qu’il a contribué à constituer? On l’a dit, mais il n’y a pas un mot de cela: jamais le Mexique n’a contesté cette compétence; mais devant la Commission mixte il a invoqué le traité de Guadalupe Hidalgo pour en déduire qu’il s’agissait d’une reclamation [Page 849] éteinte. Quel est done, disait-il, le droit que les évêques peuvent invoquer, et comment pourrait-il, ne pas être antérieur à la ratification du traité de Guadalupe Hidalgo? Il serait impossible d’en imaginer un autre. Si les évêques prétendent invoquer les titres originaires, l’acte de donation du Marquis de Villapuente ou ceux que l’on ne connaît pas il n’y a pas besoin d’établir qu’ils sont certainement antérieurs. Si sans aller jusque-là ils font dériver l’origine de leur droit de la suppression des Jésuites ou des dispositions prises alors par le Roi d’Espagne il en est de même; et de même encore si l’on arrive jusqu’aux actes de la République mexicaine, au décret de 1842 ou à celui de 1846; tous faits antérieurs et dés lors, il s’agirait en tout cas d’un droit éteint que l’on ne peut plus faire valoir et à propos duquel il n’y aurait plus qu’un seul débiteur possible: les Etats-Unis contractuellement substitués au Mexique moyennant une somme à forfait pour toutes les creances dont justifieraient des citoyens américains.

Voilà, messieurs, ce que disait le Gouvernement mexicain, et c’est assurément ce qu’il aurait dit avec plus de force encore aux Etats-Unis eux-mêmes si ceux-ci avaient cru pouvoir se mettre directement en cause.

Eh bien, ce système de défense n’était-il pas absolument correct et juridique? Prétendre que le droit réclamé était éteint, ce n’était certainement pas méconnaitre la compétence du juge à qui l’on disait: la réclamation dont vous êtes saisi n’est pas fondée, voici ma quittance, c’est une quittance internationale qui date du 30 mai 1818, il n’y a plus de droits à ma charge.

Quoi de plus légitime que pareil argument? Et il faut supposer que les défenseurs des évêques ont trouvé l’objection du Mexique juste et même insurmontable, puisqu’on les vit alors changer complétement d’attitude, abandonner toute prétention à une part de propriété ou à un capital et ne plus rédamer que les intérêts échus depuis 1848, en se défendant même de toute prétention à un capital.

Telle aussi fut la thèse de M. Ralston: on ne pouvait, dit-il, rédamer le capital puisqu’il avait été confisqué, fait regrettable, injuste, mais procédant d’un acte souverain, et sur lequel il n’y avait pas à revenir. Et on concluait de là qu’il n’y avait eu avant 1848 aucune lésion de droits et qu’elle ne se serait produite qu’ensuite, d’année en année par le fait du non-paiement des intérêts.

A ce nouveau systeme, mis en avant au nom des évêques, que répondirent les avocats du Mexique? Ce que disent aujourd’hui les avocats américains, ce que plaidait l’autre jour M. Descamps, et à peu près dans les mêmes termes, ils disaient: vous rédamez des intérêts, mais des intérêts supposent nécessairement un titre, une créance … et je crois même que c’est a l’un d’eux que M. Descamps empruntait ce mot qui n’est pas mai: “Il n’y a pas de génération spontanée d’intérêts.” La conséquence suppose un principe, et du moment où la créance est écartée par le traité, comment serait-on recevable à demander des intérêts?

Par une prévision assez naturelle de ce qui est arrivé, ils ajoutaient: ce que vous nous dites aujourd’hui de ces prétendues lésions de droits postérieures à 1848 vous pourriez le dire demain à propos de nouveaux intérêts, et continuant de la sorte vous arriveriez à ce résultat que, ne prétendant rien au capital et vous inclinant devant l’acte souverain qui l’a nationalisé, vous en tireriez seuls tous les avantages jusqu’à la consommation des siècles!

[Page 850]

Telle est, messieurs, la confusion qui est au fond de ce procès et qui seule peut l’expliquer.

Vous pourrez lire la défense des avocats américains, notamment dans le mémoire de M. Azpiroz du 24 avril 1871, on se demande comment on pourrait la trouver irrégulière et contraire au compromis, ou même, comme on a paru le dire, contraire à la bonne foi qui doit régner dans les relations internationales plus encore que dans les relations entre particuliers.

Les objections du gouvernement mexicain demeurèrent sans réponse, ou du moins je n’en vois pas de trace dans le dossier.

Et c’est dans ces conditions qu’intervint la sentence de l’arbitre. Il reconnaît que d’après le traité de Guadalupe Hidalgo, les réclamations pour faits antérieurs à 1848 ne peuvent pas être rçues, puisqu’elles sont éteintes; mais il en est autrement, dit-il, des réclamations d’origine postérieure.

Il ne nous dit pas quelle est cette origine postérieure, ni ce qu’elle pourrait être, ni d’où le droit aux intérêts pourrait émaner, et après avoir constaté que les réclamations postérieures à 1848 sont recevables, il déclare la prétention des évêgues fondée, en allouant des intérêts depuis le 30 mai “jusqu’à ce jour.” Puis, par le dispositif de la sentence, il fixe la somme à payer en piastres et en centavos.

Ainsi, le tiers-arbitre ne peut juger le fond, et d’ailleurs on ne le lui demande pas, il le constate, mais il accorde en intérêts tout ce qu’on demande.

Le Gouvernement mexicain s’incline devant la sentence et s’exécute; mais alors se produit un dernier incident que je vous avais signalé et dont j’ai été surpris de voir nos honorables contradicteurs se prévaloir à leur tour. Le Mexique avait done plaidé, et à mon avis justement plaidé, qu’à raison du traité de Guadalupe la demande n’était pas plus recevable quant aux interêts qu’elle ne l’aurait été en capital; que ces intérêts n’étaient que la conséquence d’une demande principale abandonnée, supprimée, et devaient dispàraître avec elle; que peut-être enfin après avoir demandé certains intérêts on en demanderait d’autres. On n’avait rien répondu. La sentence rendue, M. Avila conclut de ce silence qu’on a demandé tout ce qu’on croyait pouvoir obtenir, que la sentence est définitive, qu’on ne cherchera pas à baser une seconde action sur un principe aboli. Il y a, dit-il, décision “intoto.” Il écrit cela à son gouvernement, et celui-ci communique immédiatement sa lettre aux Etats-Unis.

Vient alors la réponse des Etats-Unis, réponse que M. Descamps a mexactement analysée; le Gouvernement ne songe pas à se plaindre des observations du gouvernement mexicain, et il ne répond pas à l’interprétation ainsi donnée à la sentence par l’interprétation contraire; dans le système plaidé aujourd’hui, il aurait dû dire: comment! vous prétendez ne plus rien devoir, mais le contraire est jugé; la sentence est une sentence définitive qui produira périodiquement ses effets, indéfiniment, et dès à présent il y a de nouveau cinq années échues que je vous invite à paver.

Eh bien, messieurs, pas un mot de tout cela, pas même une réserve; on se borne à dire en termes peu clairs: la sentence est ce qu’elle est, ce n’est pas à nous en expliquer, on n’y peut toucher. Et l’on ajoute seulement.

Veuillez ne pas considérer cette lettre comme pouvant être interprétée comme un acquiescement à ce que vous dites.

[Page 851]

Et voici que les choses se passent comme le Gouvernement mexicain l’avait appréhendé; voici qu’après un long et absolu silence il s’est trouvé saisi d’une demande de 32 années d’intérêts, bien au-delà du capital.

Sir Thornton a dit dans sa sentence qu’il allouait des intérêts determinés, des intérêts “jusqu’à ce jour”; et on soutient qu’il faut lire qu’il a reconnu un droit perpétuel, une rente perpétuelle, dont les intérêts courront toujours.

Mais alors c’est done bien un droit au capital qui aurait été réclamé et proclamé, et la base de ce droit serait nécessairement dans les faits antérieurs au traité de Guadalupe Hidalgo!

On doit se prévaloir d’un prétendue volonté de Sir Thornton, et il a exprimé la volonté contraire! Il n’aurait pu, dit-il, statuer sur un droit permanent, et sa sentence serait pour toujours res judicata!

Il y a ici un dilemme que j’ai déjà signalé et auquel on ne peut, semblet-il, échapper: Ou bien Sir Thornton n’a alloué que ce qu’il a dit allouer, et alors il n’y a pas chose jugée, il a prononcé sur 21 années d’intérêts sans plus, ou bien, malgré les termes de sa sentence il a voulu le contraire, il a entendu reconnaître un droit perpétuel, et alors la sentence tomberait devant les raisons que lui-même a proclamées et qui devaient rendre la demande non recevable.

Je ne puis done voir ici qu’une simple habilité d’attitude, qui ne peut réussir. J’affirme, comme le gouvernement mexicain l’a fait dès le premier jour, que des intérêts ne peuvent être dus là où il n’y a pas de créance. Et comment concevoir qu’un traité international eût écarté un droit en permettant de tourner semblable stipulation par une réclamation annuelle qui en serait exactement le contre-pied?

En 1870, on n’a point conclu à la reconnaissance d’un droit permanent, à des intérêts perpétuels, et c’est encore exactement ce que l’on fait aujourd’hui: on demande 32 années d’intérêts, sans plus; et M. Descamps s’en étonnant, comme si ce n’ètait pas le fait de sa partie, disait; l’année prochaine on pourra done encore recommencer!—Oui, parce que vous le voulez bien, parce que vous n’osez pas invoquer un droit définitif. Le traité de Guadalupe n’est-il pas là?

Que s’ensuit-il? C’est que ce qui est l’âme, ce qui forme le nœud de la contestation, devrait rester en dehors de toute décision; il faudrait considérer le litige au fond comme n’existant pas; ou vous devriez partir de cette notion contraire aux faits que le droit au principal irait de soi, serait reconnu ou établi, et n’aurait pas même besoin d’être jugé. Alors que c’est là toute la contestation et que toute action sur le principal se trouverait irrésistiblement repoussée par le traité de Guadalupe Hidalgo!

C’est tout ce que je voulais dire à ce sujet, et déjà j’ai à m’excuser de m’être tant répété.

A la lumière de ces observations, il ne me reste plus qu’a vous rappeler rapidement les difiérents motifs juridiques que j’ai développés pour écarter la chose jugée.

Il y a d’abord ce motif capital que la demande d’aujourd’hui n’est pas la demande d’autrefois. Sir Thornton l’a dit, la réclamation se bornait à 21 années d’intérêts, et c’est pourquoi il l’a jugée recevable. Aujourd’hui on demande 32 autres années d’intérêts, et on ne peut dire que les deux demandes sont identiques qu’en soutenant que l’une et l’autre portent sur le fond … sans le dire, ce qui devrait les faire écarter.

[Page 852]

Cette objection, messieurs, est à mon sens la plus grave de celles que je vous ai présentées. L’on n’y a pas répondu.

Difference complète done entre la demande d’autrefois et la demande d’aujourd’hui, et l’on ne méconnaît pas que les juges ne peuvent jamais statuer au-delà de la demande; le sens d’un jugemente se trouve nécessairement fixé par les conclusions de la demande, c’est une zone que le juge ne peut dépasser.

De la non-identité des deux demandes, résulte nécessairement la nonidentité de la chose jugée. Et il en ressort aussi la non-identité de l’objet: 21 années d’intérêts déterminés d’un côte, 32 années d’intérêts également déterminés de l’autre. Et ici comme toujours il n’est possible d’échapper à cette objection fondamentale qu’en prétendant voir derrière ces deux objets apparents un autre objet caché, gardé dans la coulisse, mais qui devrait aller sans le dire: c’est le droit au Fonds.

Mais si le juge devait ici suppiéer au silence des parties, n’aurait-il à tenir compte ni des faits anciens, ni du traitè de Guadalupe Hidalgo, ni de la décharge donnée au Mexique et de l’obligation contracté par les Etats-Unis de se charger de toutes les prétentions fondées des eitoyens de leur pays? …

Et même sans cela, pourrait-on dire qu’il y a identité d’objet? Rappelez-vous le cas traité par Savigny: les terres A et B d’un même domaine successivement réclamées dans les mêmes conditions pour la même cause, entre les mêmes parties, sans autre différence que la topographie de tel lopin de terre et de tel autre lopin voisin. Rappelezvous encore la situation visée par nombre d’auteurs depuis le droit romain: après avoir réclamé en vain quelques annèes de loyer, on peut en réclamer d’autres; les questions de principe, la validité du bail par exémple, ont été jugées la première fois; peu importe, on peut recommencer le debat pour les années suivantes: l’objet de la demande n’est pas le même.

Je ne veux pas revenir sur d’autres exemples, parce que déjà j’excède les limites que je m’étais imposées.

Je disais done: pas d’identité de demande. pas d’identité de chose jugée, pas d’identité d’objet.

Et puis aussi, pas d’identité de cause, dans le sens propre de ce terme, puisque la cause de chacune de vos demandes est dans le nonpaiement successif d’annuités, causes successives et multiples. Comment serait-ce la même.

Et puis, à chaque annuité, les circonstances ne sont-elles pas différentes? Et n’y a-t-il pas chaque fois des justifications et d’autres justifications à donner, ce que exclut la possibilité d’une décision anticipée, qui devrait d’ailleurs s’appliquer à des choses futures?

L’honorable M. Penfield m’a répondu que sans doute les Etats-Unis pouvaient disparaître de la surface du globe, mais que cette éventualité était peu vraisemblable. . . Ce n’est pas précisément celle que j’ai signaiée. J’ai dit qu’il s’agissait ici non d’un droit civil intangible comme l’est le droit de son essence, mais d’une part que rédament les évêques, dans une masse affectée à un service public.

Or, chaque année, il y a à justifier de ce droit et de la quotité de ce droit. Il faut d’abord vérifier quelle est la loi de la Californie et à quelles conditions elle soumet l’exercice des droits qu’elle reconnaît. La législation des personnes morales, l’histoire le prouve, est sujette à changer, et la plaidoirie de M. Penfield pourrait faire croire qu’aux Etats-Unis il y aurait peut-être quelque arrière-pensée à ce sujet. Où [Page 853] trouver là les éléments d’une décision anticipée? Il faudrait d’autre part justifier que l’on est en mesure d’affecter les fonds à la destination en vue de laquelle on les réclame.

Il y a, dites-vous, encore quelques Indiens en Californie. Mettons qu’il en soit ainsi, sera-ce vrai demain? On sait avet quelle rapidité la population aborigène disparaît aux Etats-Unis.

Et ces Indiens vivent-ils réunis? Sont-ils l’objet de Missions? Estce à ces Missions que les fonds seraient consacrés?

Puis, enfin, vous invoquez un droit relatif. Il s’agit d’une masse où vous auriez un droit indéterminé à régler d’aprés des circonstances absolument mobiles et changeantes.

Dans ces conditions, comment admettre qu’il y ait un droit perpétuel? Que Sir Thornton ait pu en 1875 juger d’avance et pour toujours que vous auriez droit, sans autre explication, sans autre justification, à la moitié du revenu supposé du capital que représente le Fonds Pie de Californie?

A cette observation, messieurs, vient s’en ajouter une autre que je me borne également à rappeler: C’est que Sir Thornton aurait statué sur choses futures, alors que la doctrine est unanime à enseigner que tout jugement suppose l’appréciation de faits accomplis; pas de chose jugée d’avance. Il n’y a alors qu’une apparence de jugement, toujours sujette à révision.

Nous avons enfin fait remarquer, messieurs, que ce qui prouve bien qu’il n’y a pas ici de chose jugée, c’est que les évêques n’auraient eu, même vis-à-vis de simples particuliers, aucune voie d’exécution; il leur aurait été impossible d’obtenir judieiairement l’exécution de la sentence Thornton telle qu’on veut l’interpréter.

En réalité excusez encore cette répétition—le système de nos adversaires se réduit à dire qu’il y aurait ici chose jugée implicite, parce que cela doit avoir été la pensée du juge.

Pour cela, il faudrait d’abord que l’on pût admettre que Sir Thornton a eu une volonté opposée à celle qu’il a exprimée; et puis qu’il pût avoir semblable volonté, c’est-à-dire qu’il eût été saisi de la demande sur laquelle il aurait ainsi statué; enfin il faudrait nous dire comment dans ces conditions Sir Thornton aurait écarté l’obstacle insurmontable, infranchissable, du traité de Guadalupe Hidalgo.

M. Penfield disait hier qu’un syllogisme ne se comprend pas sans prémisses et que dans un jugement il faut compléter le dispositif par les motifs, en l’absence desquels il ne se comprendrait pas. Messieurs, c’est supposer qu’un syllogisme est nécessairement parfait et qu’un jugement doit être irréprochable. Sans doute, d’après nous, Sir Thornton n’aurait pas dû accorder les intérêts réclamés, et il ne le pouvait pas parce qu’ils ne se comprenaient pas sans droit au principal; mais enfin, c’est ce qu’il a fait; et conclure de ce qu’il a accordé des intérêts à tort qu’il a dû vouloir en outre, implicitement, contrairement à ce qu’il disait, reconnaître un droit au pricipal, c’est greffer une erreur de principe sur l’erreur de la conséquence.

L’un de nos honorables contradicteurs, M. Descamps a invoqué deux recueils dont je veux dire quelques mots: ce sont les Pandectes Francaises et les Pandectes Beiges. Ce sont avant tout des recueils anaiytiques de jurisprudence, et vous savez qu’il est difficile d’apprécier des analyses d’arrêts quand on ne connaît pas exactement les faits et l’objet du litige. Mais quoi qu’il en soit, il faut voir ce que disent ces livres de la question dans son ensemble.

[Page 854]

J’avais déjà moi-même invoqué les Pandectes Beiges; au No. 144 V Chose jugée la Cour verra que quant à l’autorité des jugements il n’y a que le dispositif qui compte, les motifs n’ayant jamais la valeur de chose jugée.

Du No. 144 au No. 169 il y a une longue série de décisions judiciaires, toutes basées sur la règle que je viens de rappeler. Puis, vient le passage cité par M. Descamps et que je lis:

La forme du dispositif n’étant pas prescrite, celui-ci ne doit pas être exprès, et l’on peut done l’interpréter pour dire ce qu’il y faut lire.

C’est ce que j’ai eu l’honneur de plaider; je vous ai dit que si les motifs ne constituaient pas chose jugée, il était de jurisprudence qu’il fallait en tenir compte lorsque le dispositif lui-même était sujet à interprétation, et qu’en cas d’obscurité, on pouvait l’édairer en le mettant en rapport avec les motifs. Les Pandectes Beiges ne disent pas autre chose.

Les Pandectes Françaises s’expriment à peu près de même; au mot “Chose jugée,” No 320, vous verrez affirmer aussi que le dispositif seul constitue le jugement, l’autorité de la chose jugée ne s’étendant pas aux motifs. Et à la suite de cette déclaration vous verrez 60 ou 70 arrêts qui en ont ainsi jugé.

Au No. 321 les Pandectes Françaises confirment une autre proposition que j’ai développée devant vous: c’est que puisque les motifs ne constituent pas la chose jugée, il n’est pas permis de se pourvoir en Cassation contre les erreurs de droit qu’on y relève.

Au No. 322 se trouve la confirmation d’une autre proposition également plaidée par moi: c’est que la contradiction qu’il peut y avoir entre les motifs et le dispositif d’un jugement ne donne pas ouverture à cassation.

Sous le No. 360, on lit comme dans les Pandectes Beiges que si le dispositif est obscur on peut recourir aux motifs pour l’interpréter.

Arrive enfin le No. 425 qui a été invoqué par M. Descamps et que je lis:

L’autorité de la chose jugée peut même s’attacher à une disposition implicite, au. moins dans le dispositif, quand elle est la consequénce forcée d’une disposition explicitement formulée.

Et le No. 449 également cite qui reproduit quelques lignes de l’ouvrage de Griolet dont j’ai devant vous étudié la doctrine.

Et voilà tout. Quant à moi, messieurs, je n’ai garde de citer de nouvelles autorités; mais que la Cour me permette de lui dire qu’à mon avis ce qui a été écrit de plus substantiel, demieux raisonné et de plus concis sur cette question, c’est encore le Traité des Obligations de Pothier, le véritable auteur du code civil en cette matiére.

J’ai dit déjà qu’ici la chose jugée implicite que l’on allégue ne serait en réalité qu’un préjugé, et que le préjugé ne lie pas même le juge dont il émane, fût-il absolument formel et explicite; c’est une opinion qu’la exprimée, et bien qu’il l’ait insérée dans sa décision, rien ne l’empêche d’en changer.

Enfin, messieurs, je crois avoir démontré qu’il ne pouvait être question de préjugé dans l’espece, par cela seul qu’il s’agit d’une sentence arbitrale. Vous connaissez mes vues en cette matière: contrairement à ce que quelques-uns enseignent, l’arbitre est selon moi un juge, sa sentence est bien un jugement, on doit lui attribuer l’autorité de la chose jugée; mais avec une restriction que jecrois absolument juridique. [Page 855] L’arbitre n’est qu’un juge conventional dont l’autorité résulte non de la loi, mais du consentement des parties; elle precède d’un contrat; il est juge dans les limites de ce contrat, il l’est complètement, absolument, mais au-dela il n’est plus rien, car il n’est pas autorité publique, il n’est pas chargé de dire le droit; il a à juger un cas déterminé en vertu d’une convention déterminée; dans ces conditions, comment à côté de ce qu’il juge, pourrait-il préjuger? Ce serait contraire à l’essence même de sa mission.

M. Descamps a fait remarquer que nous n’avions pas cité d’autorités américaines ou mexicaines, et il en voulait conclure que nous abandonnions, saris les faire nôtres, les considérations développées dans le mémoire de M. Mariscal, ministre des affaires étrangères du Mexique. Dois-je dire qu’il n’en est rien?

Dans une affaire aussi touffue, aussi longue, aussi fatigante pour la Cour—et je me permettrai d’ajouter un peu aussi pour les conseils—il fallait chercher à éviter des redites, et c’est ce qui fait que nous avons cru pouvir ne plus rien dire de ce qui se trouvait dans le mémoire de M. Mariscal. Et précisément à propos de l’arbitrage vous lirez ce qui suit à la page 5 de ce travail:a

L’ineflicacité des décisions arbitrates du droit international, à servir pour la décision des cas futurs, quoiqu’ils puissent être analogues à ceux déjà jugés, a été expressément reeonnue par le Gouvernement des Etats-Unis d’après ce que l’on voit dans l’ouvrage de “Moore:” “International Arbitrations,” au sujet de la Commission mixte, qui siégea à Halifax en vertu du traité de Washington, et qui condamna les Etats-Unis à payer au Gouvernement Britannique cinq millions et demi de dollars à titre de dommages et intérêsts pour le préjudice causé par des pêcheurs américains, et, dans l’espèce de réclamation présentée par le Ministre d’Espagne, Señor Muruaga, le motif en était la confiscation de coton considéré comme contrébande de guerre, dont les sujets espagnols Murra et Larrache avaient souffert. Le Secrétaire d’Etats-Unis, T. F. Bayard, a dit dans sa communication du 3 décembre 1886: “Les décisions des Commissions internationales … ne sont considérées comme ayant d’autorité que sur l’espèce particulière jugée … d’aucune façon, elles ne lient les Etats-Unis, sauf dans les cas où elles furent appliqués.” (Papers relating to the For. Rel. of the U. S., year 1887, p. 1021.)

Le même honorable Secrétaire disait dans le document précité “Ces décisions s’accordent avec la nature et les termes du traité d’arbitrage,” tenant compte sans doute que Omne tractatum ex compromisso: nec enim aliud illi (arbitro) licebit quam quod ibi ut amcere possit cautum est: non ergo quódlibet statuere arbiter poterit, nec in que re libe nisi de qua re compromissum est.

Un peu plus haut, le Ministre invoque encore la loi romaine:

De his rebus et rationibus et controversy’s judicare arbiter potest, quae ab initie fuissent inter eos qui compromisserunt, non quae postea supervenerunt (L. 46 D. de recept. qui arb.) d’après laquelle l’effet attribué par le droit civil aux décisions arbitrales était si limité qu’il ne leur accordait pas de produire les effets de chose jugée. La loi I du code de recept dit: Ex sententia arbitri ex compromisso jure perfecto arbitri appellari non posse saepe receptum est; quia nec judicati actio inde praestari potest.

Messieurs, un dernier mot. On allègue la chose jugée, mais s’il vous fallait l’admettre votre conscience de juge serait-elle satisfaite?

De très nombreuses questions de fait et de droit ont été plaidées devant vous et l’avaient été déjà, devant la Commission mixte. Ontelles été résolues? Savons-nous exactement pourquoi nous avons été condamnés, quel est le titre qui devrait faire admettre le droit des Evêques et comment il aurait pu en aucun cas survivre au traité de 1848?

[Page 856]

Il y a d’autre part d’importantes questions de chiffres. Sir Thornton les a implicitement écartées, mais comment? Peut-on dire que la consistance du Fonds Pie a été bien établie, que la donation del Rada en fait partie, qu’il faut débiter le gouvernement mexicain de toutes les créances irrécouvrables, des intérêts que le gouvernement espagnol n’avait pas payées depuis longtemps, mais qu’il se devait à lui-même et qui étaient ainsi éteints par confusion?

Tenez, messieurs, laissez-moi vous rappeler un seul point. Vous savez que les Missions des Philippines réclamaient une partie du Fonds et qu’elles l’ont reçue. Á-t-on du moins déduit cette somme de la somme ainsi qu’il était élémentaire de le faire? Non, Sir Thornton paraît n’y avoir point songé. Semblable calcul demeurerait-il acquis, malgré l’erreur qui le vicie?

Et que dire de ces intérêts accumulés depuis des années qui accroissent le capital? Sir Thornton s’est refusé à allouer les intérêts des intérêts, mais il l’a fait! Le capital dont il alloue les intérêts est pour plus de la moitié une addition d’intérêts arriérés! Sur tout cela y aurait-il vraiment chose jugée; aucun examen ne serait-il plus admissible?

Autre point encore: la question de l’or. Jamais elle n’a été discutée. Si je ne me trompe, c’est dans le mémoire de M. Doyle que le paiement a été demandé sous cette forme, mais sans justification aucune. Cette demande n’a pas été contestée, et il n’y avait pas intérêt à le faire, car à cette époque il y avait parité de valeur entre les deux métaux, et payer en or ou en argent était chose indifférente. De son côté l’arbitre dit que le paiement sera fait en or, mais sans dire pourquoi.

Or, aujourd’hui il résulterait de là pour le Mexique une aggravation de charges de plus de moitié, et le rapport de l’or à l’argent dans l’avenir s’aggraverait encore, il se réduirait au quart au lieu d’être de moins de moitié, qu’il devrait en être ainsi indéfiniment; chose jugée. Eh bien, messieurs, je ne sais si je vois mai, mais voilà des choses qui me troublent, qui ne peuvent satisfaire ma conscience, et qui, me semble-t-il, ne peuvent pas non plus satisfaire la vôtre.

Quoi qu’il en soit, il y a tout au moins une question qui n’est pas jugée et qui ne pouvait l’être. On a fait l’addition des intérêts courus sans examiner s’ils étaient dus, ou si du moins lis n’étaient pas presents. Soit! cela est jugé, nous ne critiquons pas; mais à partir de la sentence rien ne peut l’ètre!

Ren due en 1875, elle alloue des intérêts jusqu’à, 1870. Et puis vingt années se passent sans qu’on réclame rien, alors que la loi mexicaine comme toutes les lois du monde, punit semblable négligence de la prescription. On ne veut pas qu’un créancier puisse miner son débiteur par de telles accumulations d’intérêts, et presque toutes les législations établissent la prescription quinquennale. Ór, sans qu’il y ait eu citation devant le juge, sans mise en demeure, sans même de réclamation officieuse, nous aurions à payer 32 années d’intérêts. Ici, messieurs, du moins la sentence de Sir Thornton est indifférente et certainement ces intérêts que nul n’a réclamés ne sont plus dus.

C’est par cette dernière observation que je termine. Je vous avais promis d’être bref, je me suis efforcé de l’être; je veux même vous épargner l’ennui d’une péroraison qui me paraît inutile; je puis du reste prendre à mon compte celle de M. Descamps. Il vous a proposé une fort belle devise pour le futur palais de la Cour d’arbitrage, je la [Page 857] demande avec lui, et voilà au moins un point sur lequel nous aurons été d’accord.

M. le Président. Comme personne ne demande plus la parole, je prononce la clôture des débats. Maintenant, le Tribunal délibérera et votera; et quand la sentence sera rédigée et signée, elle sera publiée dans une séance du Tribunal à laquelle les agents et les conseils des parties seront dûment appelés.

(A 4 h. ½ la séance est levée et le Tribunal s’ajourne sine die.)

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