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Les réclamations pour “dommages indirects” que les États-Unis voulaient soumettre au tribunal arbitral de Genève seront probablement écartées. Les États-Unis semblent avoir enfin cédé sur ce point important, et cependant, à considérer l’affaire au point de vue des principes du droit et en laissant de côté les grosses exagérations de leur mémoire, ils soutenaient une thèse juste, ils étaient dans le vrai sous le rapport juridique. De quoi s’agit-il en effet? Quelle accusation élèvent-ils contre l’Angleterre? Ils l’accusent, en premier lieu, de n’avoir pas empêché ses armateurs de fournir aux confédérés des navires de guerre; en second lieu, d’avoir par malice ou négligence permis aux corsaires confédérés de se servir de ses ports et de ses eaux comme d’une base d’opérations ou de ravitaillement. Par le fait de ce manquement aux obligations de la neutralité, ajoutent-ils, qu’est-il arrivé? C’est d’abord que les confédérés ont armé un plus grand nombre de corsaires qu’ils n’auraient pu le faire si l’Angleterre avait strictement observé ses obligations de puissance neutre; c’est ensuite que les corsaires confédérés, trouvant des refuges et des points de ravitaillement dans les ports et les eaux britanniques, ont pu multiplier leurs déprédations en raison de ce concours qui leur était indûment accordé. Or n’est-il pas juste que l’Angleterre soit rendue responsable des dommages causés aux intérêts américains par ces deux sortes de manquement à ses devoirs de neutre en admettant, bien eutendu que les griefs formulés contre sa connivence ou sa négligence soient fondés?

Cette argumentation est irréprochable, et l’Angleterre l’a reconnu, tout en se défendant d’avoir failli à ses obligations dans les différents cas qui font l’objet des réclamations américaines; elle est tombée d’accord avec les États-Unis qu’elle pourrait leur devoir des dommages-intérêts, et elle s’est résignée à accepter sur ce point la décision d’un tribunal d’arbitres dont la mission consistera 1° à constater si l’Angleterre a manqué, dans la guerre de la sécession, à ses obligations de puissance neutre, et dans quelle mesure; 2° à reconnaître et à évaluer les dommages causés par le fait de ce mauquement et à fixer le chiffre du dédommagement. Seulement après s’en être remise entièrement au tribunal pour résoudre la première question, l’Angleterre semble avoir craint de se mettre à sa discrétion pour la seconde; elle a imposé des limites à sa compétence, en établissant une distinction entre les “dommages directs,” qu’elle reconnaît, et les “dommages indirects” qu’elle ne reconnaît pas. Cette distinction est-elle fondée en droit ou en raison?

Consultons, à cet égard, les faits, et voyons ce qui ressort de l’examen et de l’analyse du cas en litige. Les corsaires confédérés ont donné la chasse aux navires de commerce américains; ils en ont capturé un certain nombre, confisquant ou détruisant vaisseaux et cargaisons. Voilà une première catégorie de dommages directs. Il y en a une seconde: “Les états du Nord ont été obligés de surveiller et de poursuivre les corsaires du Sud; ils ont employé à cette destination une partie de leur flotte de guerre, d’où un double dommage consistent: 1° dans les frais occasionnés par la poursuite des corsaires; 2° dans la privation subie par les États-Unis d’une partie de leur flotte qui aurait pu leur rendre d’autres services. Est-ce tout? Non. La seule annonce de l’apparition des corsaires du Sud a suffi pour créer un “risque de guerre” qui est venu immédiatement s’ajouter aux risques maritimes ordinaires. Ce risque extraordinaire n’a puêtre couvert que par une prime correspondante et dont le taux s’est élevé avec lui. On a done vu s’établir une différence entre les primes d’assurance des navires et cargaisons américains et celle des neutres. Les armateurs et les négociants qui ont payé cette différence ou ce supplément de prime n’ont-ils pas subi un dommage aussi réel que ceux dont les navires et les marchandises ont été capturés? La perte a été, sans doute, infiniment moindre pour chacun; en revanche, cette perte ne s’est-elle pas multipliée par le nombre des navires composant la marine marchande américaine? Puis, qu’est-il arrivé? C’est que l’existence de ce risque particulier et l’obligation de le couvrir par une prime supplémentaire ont fait abandonner les navires américains pour les neutres, anglais, hollaudais, danois, etc. Nouveau domrnage auquel les armateurs américains n’ont pu se soustraire qu’en faisant passer d’une manière réelle ou fictive, mais en tons cas non sans frais, leurs navires sous pavilion étranger [Page 564] D’un autre côté, n’est-il pas vraisemblable que les armemeuts en course des états du Sud ont coutribué, dans une certaine mesure, à la prolongation de lalutte, soit en affaiblissant les ressources des états du Nord, soit en soutenant le moral des confédérés; et n’en est-il pas résulté une augmentation des frais de la guerre? Voilà bien toute une série de dommages qui ont été engendrés par le fait de l’existence des corsaires du Sud. On peut les analyser et les grouper, appeler ceux-ci directs, ceux-là indirects, quoique ces deux caractères soient loin d’être toujours clairement marqués; mais on ne peut les séparer, on ne peut même les concevoir les uns sans les autres. Ils forment un ensemble naturel, et c’est par un triage tout à fait arbitraire que l’Angleterre a reconnu les “dommages directs,” et repoussé les “dommages indirects.”

Dira-t-on que les dommages indirects. par leur étendue même comme aussi par leur caraetère vague et incertain, échappent à une évaluation rigonreuse? Qu’il est impossible, par exemple, d’apprécier dans quelle mesure les armements en course des confédérés out pu contribuer à la prolongation de la guerre? Cette objection est assurément des mieux fondées; mais quoi! appartient-il bien aux parties en cause de trancher la difficulté qu’elle soulève? N’est-ce point l’affaire du tribunal de décider nonseulement ce qui lui semble légitime ou iliégitime dans les réclamations portées devant lui, mais encore ce qui lui paraît échapper à la possibilité d’une évaluation? N’est-ce pas empiéter sur sa compétence et ses attributions que de limiter d’avance son verdict? Sied-il bien surtout à la partie inculpée de lui dire: “Voici un dommage que l’on m’accuse d’avoir causé et pour lequel j’invoque votre arbitrage, mais je n’entends point vous accorcler le droit de lereconnaître et de l’apprécier dans toute son étendue réelle, car je n’ai qu’une foi limitée dans la rectitude de votre jugement: je crains que vous ne sachiez pas discerner ce qu’il y a de faux ou d’exagéré dans les réclamations qui sont portées devant vous, et je ne veux pas m’exposer sans réserves aux conséquences d’un verdict qui me condamnerait, ou si vous l’aimez mieux, je ne me soucie pas de réparer tout le dommage que j’ai cause.”

Tel est pourtant l’attitude que l’Angleterre a prise dans cette affaire. D’accord avec les États-Unis, elle convoque un tribunal d’arbitres, puis aussitôt voici qu’après avoir pris connaissance du mémoire de la partie adverse, la tête lui tourne, elle preud peur, elle établit des distinctions entre les grosses réclamations et les petites, aclmettant la compétence des arbitres pour celles-ci, la rejetant pour celles-là, comme si elle se défiait du tribunal, comme si elle craignait qu’il ne se laissât influencer par les arguments américains, au point de la condamuer à quelque dédommagement formidable, ou simplement comme s’il elle craignait qu’il ne l’obligeât à payer tout ce qu’elle pourrait devoir pour avoir manqué à ses obligations de puissance neutre. Cette défiance est assurément peu flatteuse pour le tribunal, et on pent douter qu’elle le dispose favorablement à l’égard de l’Angleterre, en admettant meme qu’il consente à rendre un jugement dans les limites étroites et arbitraires qui lui sont assignées.