[504] *No. 8.—Message du conseil fédéral à la haute assemblée fédérale concernant de maintien de la neutralité suisse pendant la guerre entre la France et l’Allemagne, (du 8 Décembre 1870.)

[Extraits.]

Monsieur le Président et Messieurs: L’article 6 de l’arrêté fédéral du 16 juillet dernier, relatif au maiutien de la neutralité de la Suisse, est ainsi conçu:

Le conseil fédéral rendra compte à l’assemblée fédérale, dans sa prochaine réunion, de l’usuge qu’il aura fait des pleins pouvoirs qui lui sont conférés par le présent arrête.

Le conseil fédéral a l’honneur de s’acquitter de ce mandat en vous soumettant le présent rapport, et, dès l’abord, il constate avec plaisir que jusqu’à présent la neutralité suisse n’a point été mise en question par les états belligérants.

Les mesures à prendre en vue du maiutien de notre neutralité ont fort occupé le conseil fédéral et ses départements. Nous mentionnerons ces mesures dans l’ordre des départements qui en ont pris l’initiative, mais, afin de lier les idées, nous récapitulerons d’abord brievement les faits antérieurs à l’arrêté fédéral.

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[505] Dès les premiers symptômes du conflit entre la France et la Prusse à propos de la candidature au trône d’Espagne, nous avons eu soin de nous tenir autant que possible au courant de la situation, soit par nos légations, soit par d’autres sources que nous avions à notre disposition. Les rapports qui nous parvinrent ne retardèrent pas a nous convaincre qu’il n’était plus possible de songer à une solution pacifique du différend, et, dès le 14 juillet, nous prîmes les dispositions nécessaires pour que la Suisse se trouvât prête à défendre sa neutralité au moment où la guerre éclaterait. . . . . . . . .

[506] Nous avons eu déja 1’occasion de faire connaître à l’assemblée fédérale les contre-déclarations de la France (du 17 juillet) etde l’Allemagne du Nord, (du 20 juillet,) ainsi que la notification provisoire de la neutralité Suisse, du 15 juillet, (feuille fédérale de 1870, tome 3, pp. 11, 12 et 13.) Les gouvernements de la France et de l’Allemagne du Nord, ainsi que ceux des autres états belligérants, répondirent également à notre notification du 18 juillet, en reconnaissant d’une manière absolue la neutralité suisse et en donnant l’assurance qu’elles la respecteraient consciencieusement. Les autres puissances répondirent également à notre communication, les unes en *annonçant simplement qu’elles en avaient pris acte et les autres en exprimant de plus la satisfaction avec laquelle elles avaient accueilli cette notification.

Nous ne croyons pas faire erreur en disant que la mise sur pied de corps de troupes assez considérables et la rapidité avec laquelle ces troupes ont été mobilisées ont produit une excellente impression sur les deux parties belligérantes, qui ont pu acquérir ainsi la certitude que la Suisse avait la ferme intention de s’opposer à toute violation de sa neutralité et qu’elle possédait à cet effet des forces respectables. Ces mesures énergiques ont produit leur effet sur les événements ultérieurs et elles ont augmenté la calme et la confiance au dedans. . . . . .

[507] De suite, après l’ou verture des hostilités un autre fait se présenta. Dès le 30 juillet on nous informa qu’il se faisait des enrôlements dans les cantons de Vaud et de Genève pour le compte de la France. En conséquence, nous adressâmes, sous la date du ler août, une circulaire à tous les cantons, (feuille fédérale de 1870, tome 3, p. 137,) pour leur rappeler que ces enrôlements porteraient atteinte à la loi fédérale du 30 juillet 1859, sur le service militaire à l’etranger, (recueil officiel, 6, p. 300,) et qu’ils seraient de nature à compromettre la *neutralité de la Suisse dans les circonstances actuelles. Eu conséquence tous les cantons étaient invités a s’opposer énergiquement à toute tentative de recrutement.

Des bruits d’enrôlement de Suisses pour le service de la France noits sont parvenus encore sous une autre forme durantla guerre. On aurait enrole des individus à Genève pour une légion hanovrienne et aux frontières des cantons de Berne et de Neufchâtel pour le corps de Garibaldi; mais quand on est arrivé au fond des choses ces bruits ne se sont pas confirmés. Nous n’en avons pas moins donné des ordres pour que toute tentative de ce genre fût réprimée. Des mesures de police ont été prises avec beaucoup de vigueur contre des essais d’enrôlement, qui furent faits plus tard à Genève, mais qui, du reste, ont eu peu de succès. Par contre, nous avons appris qu’un certaiu nombre de soldats et officiers suisses licenciés à Rome avaient repris du service en France. Eu somme, nous ne croyons pas qu’il y ait eu jamais une grande guerre européenne à laquelle on ait vu aussi peu de Suisses prendre une part active…

[508] Par suite de la proclamation de la république en France il parut à Neufchâtel un manifeste daté du 4 septembre 1870, et dont l’auteur s’adressait aux sections de l’internationale en Alle *magne, en

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Suisse et partout, en appelant tous les socialistes à prendre les armes pour défendre la France républicaine contre l’Allemagne monar-chique. On disait dans ce manifeste que ce n’était plus contre l’Empereur, mais bien contre l’indépendance du peuple frangais, que la guerre était dirigée; que la cause de la république française était celle de la révolution européenne; que, par conséquent, le moment était venu où les mernbres de Finternationale devaient verser leur sang pour l’emancipation de l’ouvrier et de l’humanité entière. Les mernbres allemands étaient invités a combattre la puissance militaire prussienne avec leurs frères de France. Quant aux mernbres suisses, ils devaient convoquer des assemblées populaires, faire une propagande active, attirer à eux tous les ouvriers, s’organiser, réclamer des armes, etc. Cet écrit se terminait par ces mots: Vive la république sociale universelle!

[509] Après avoir pris connaissance de ce manifeste, nous nous empressâmes d’inviter, par circulaire du 10 septembre 1870, les autorités supérieures de police de tous les cantons à séquestrer de suite tous les imprimés renfermant un appel à une participation active à la guerre actuelle, à empêcher les réunions et toute or*ganisation armée faites dans ce but, et, cas échéant, à ordonner les mesures de précaution ainsi que les enquêtes nécessaires, aux termes des articles 13 et suivants du code pénal fédéral du 27 août 1851.

L’instruction que le conseil d’état du canton de Neufchâtel ouvrit de son propre chef prouva que le manifeste dont il s’agit n’avait aucune importance, et que si un certain nombre de cet écrit avaient été distribués en Suisse, ou même expédiés à l’étranger, ils n’avaient produit aucun effet. Ce manifeste avait même provoqué des protestations publiques de la part de la population ouvrière du canton de Neufehâtel.

Des tentatives réitérées d’envoyer en France des armes et des munitions donnèrent lieu à de nombreuses démarches. Ce ne fut qu’après la capitulation de Sédan que ces envois prirent un caractère sérieux. Il va sans dire que nous n’avons rien négligé pour nous opposer à ces tentatives publiques ou secrètes, et nous avous trouvé à cet effet un appui énergique dans les autorités et les fonetionnaires des cantons ainsi que dans le personnel des péages.

[510] Par une circulaire spéciale du 20 septembre, nous avons attiré sur ces faits l’attention *de toutes les autorités de police des cantons, et nous leur avons recommandé d’agir d’un commun accord avec les employés des péages fédéraux pour une surveillance efficace des frontières.

La preuve que nous avons atteint notre but se trouve dans le nombre considérable de séquestres mis sur des armes et des munitions, principalement dans les cantons de Neufchâtel, de Vaud et de Genève. On a pourv partout à ce que le séquestre soit maintenu pendant toute la durée de la guerre actuelle.

Quelques renseignements relatifs à l’organisation de la contrebande de guerre sur une vaste échelle dans la Suisse occidentale nous out engagés à envoyer sur place un commissaire spécial avec mission de l’enquérir du véritable état des choses. . . . . . . . .

Après avoir exposé en détail les mesures qu’il a prises en vue de la défense de la neutralité suisse, le conseil fédéral croit devoir terminer le presént rapport par quelques observations générales.

[511] Le maintien dela neutralité presente de grandes difficultés,ne fût ce déja que parce qu’on ne possède pas de règles précises internationales sur les droits et les devoirs des neutres. On suit, par exemple, que l’Angieterre et l’Amérique du Nord *n’ont mis aucun empêchement à l’exportation des armes etdes munitions destinés aux belligérants, [Page 112] tandis que la Suisse a trouvé qu’elle ne pouvait concilier cette exportation avec sa manière de com prendre la neutralitè. Bien que le commerce des armes en Suisse cut à souffrir de cette appréciation sévère des devoirs du neutre, le conseil fédéral a cru devoir persister dans cette interprétation, parce que, d’une parf, elle est conforme à la ligne de conduite suivie dans des cas analogues, et que, d’autre part, elle se trouve plus en harmonie avec le sentiment populaire.

La position des neutres a toujours été difficile. Le neutre doit défendre son droit, et tenir la balance égale entre deux adversaires irrités l’un contre l’autre jusqu’à vouloir s’entre-tuer. Cette tâche excède presque les forces humaines. Depuis les auciens temps jusqu’à. l’époque actuelle les combattants ont cherché à entraîner dans la lutte même les dieux immortels, et à les attirer de leur côté. Il n’est pas surprenant dès lors qu’ils s’efforcent de mettre dans leurs intérêts les états neutres, spectateurs de la lutte, et de s’assurer de ce qu’on appelle leur neutralité “bienveillante,” qui, de l’autre côté, est taxee de neutralite “malveill ante.” La guerre actuelle a montré une fois de plus que les neutres sans exception s’attirent peu de reconnaissance.

[512] [513] La neutralité de la Suisse dans cette guerre était encore entourée de difficultés toutes *particulières. Nos plus proches voisins se trouvaient en guerre l’un contre l’autre; après avoir perdu son caractère dynastique, cette lutte prit le caractère d’une guerre de races entre deux peuples representant justement les deux principales races dont la Suisse est composee; en outre, elle parut revetir l’apparence d’une guerre de la republique contre la monarchic, et elle prit même ga et la un caractère confessionnel. Il n’est pas surprenant que dans de telles circonstances bien des gens en Suisse aient trouvé que leur propre cause était en jeu, que les sympathies se soient prononcées avec beaucoup de vivacité suivant le point de vue auquel on se plaçait, et que chez nous les cris de joie du vainqueur n’aient trouvé parfois que de tiès faibles échos. La Suisse a été souvent exposée, à ce propos, à d’amers reproches d’un côté comme de l’autre. L’Allemagne du Sud ne pouvait comprendre pourquoi les Suisses allemands n’accueillnient pas avec une joie égale à la sienne la détaite de la France; et Garibaldi s’exprimait assez durement sur le fait que la Suisse ne portait pas secours à la nation française. Nous savons respecter ces sentiments, mais on doit aussi être juste vis-à-vis de la Suisse. La Suisse a fait de cruelles expériences jusqu’à ce qu’elle se soit familiarisée avec l’idée de ne plus se mêler des querelles du *dehors; elle a choisi elle même la politique de la neutralité longtemps avant que l’Europe eût jugé à propos de sanctionuer cette politique. Justement parce qu’elle est partagée quant aux races, aux religions et aux intèrêts, elle ne peut intervenir activement dans les guerres entre les autres états sans provoquer de profondes déchirures dans son propre sein et sans paralyser ses forces, tandis qu’elle est forte dans la guerre défensive, parce que tous les éléments qui la composent se réunissent contre l’ennemi du dehors. La politique de la neutralité n’est done point une loi imposée à la Suisse par l’étranger; elle est bien plutôt la conséquence de son organisation intérieure.

[514] C’est pourquoi la Suisse a dans cette guerre manifesté le caractère particulier de sa nationalité en restant neutre. Mais elle n’a pas été un simple spectateur oisif et curieux de cette grande lutte; par son intervention diplomatique pour l’adoption des articles additionnels à la convention de Genève, par l’envoi d’un grand nombre de ses médecins sur les champs de bataille, par le soiu qu’elle a pris des blessés des deux nations belligérantes et par les secours qu’elle a donnés simultanémentaux [Page 113] Allemands expulsés etaux Strasbourgeois, elle a *montré qu’elle prenait une part active aux souffrances de ses voisins et elle a prouvé qu’elle savait remplir ses devoirs d’état neutre, non-seulement avec loyauté, mais encore avec humanité.

[515, 516] La Suisse neutre a eu, elle aussi, sa mission dans cette guerre. Il serait absurde de vouloir contester, au point de vue de la formation des états, l’importance du principe de la nationalité, basé sur la différence des races. Ce principe se fonde sur la nature même, et se trouve, par consequent, Justifié. Mais il est certain, d’autre part, que les diverses races ne doivent pas nécessairement vivre ensemble dans un état d’antagonisme, mais qu’au contraire, en se réunissant dans la liberté elles se complètént les unes par les autres, et qu’en définitive, au-dessus de la différence des races, il y a la communauté de la nature humaine. Ces dernières vérités seront de plus en plus généralement reconnues à mesure que la civilisation fera des pas en ayant. En attendant, la Suisse, dont cette union des races est le caractère essentiel, a le devoir de veiller au maintien de son principe et de le faire prévaloir d’une manière digne au milieu des guerres de races; partout où elle le peut, elle doit s’efforcer de frayer la route à des appreciations plus bumaines sur le terrain du droit des gens. C’est dans ce sens que le conseil *fédéral a compris la mission que la Suisse avait à remplir, et c’est à ce point de vue qu’il désire voir juger ses actes.

Le conseil fédéral espère que la Suisse pourra maintenir intacte sa position jusqu’à la fin de cette guerre terrible; et en exprimant à l’assemblée fédérale sa gratitude pour la confiance qu’elle lui a accordée lorsqu’elle lui a conféré des pouvoirs extraordinaires, le conseil fédéral saisit cette occasion, monsieur le president et messieurs, pour vous re-nouveler l’assurance de sa haute considération.

Berne, le ler décembre 1870.

Au nom du conseil fédéral Suisse.

  • Le Président de la Confédération, Dr. J. DUBS.
  • Le Chancelier de la Confédération, SCHIESS.