AFFAIRE DU CAPE HORN PIGEON.
Le soussigné, Tobie Michel Charles Asser, Membre du Conseil d’Etat des Pays-Bas, exerant les fonctions d’Arbitre, qu’il a eu l’honneur de se voir conférer par le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique et par le Gouvernement Impérial de Russie, pour juger le différend relatif à l’affaire du navire Cape Horn Pigeon;
Attendu qu’en vertu des déclarations échangées entre les deux Gouvernements précités à Saint-Pétersbourg le 26 août 8 septembre 1900, l’Arbitre doit prendre connaissance des réclamations d’indemnité pour l’arrêt ou la saisie de certains navires américains par des croiseurs russes, présentées au Gouvernement Impérial de Russie par le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique, au nom des ayants-droit;
que d’après ces déclarations l’Arbitre, en se réglant dans sa sentence sur les principes généraux du droit des gens et sur l’esprit des accords internationaux applicables à la matière, doit décider à l’égard de chaque reclamation formulee à la charge du Gouvernement Impérial de Russie, si elle est bien fondée et, dans l’affirmative, si les faits, sur lesquels elle est basée, sont prouvés;
qu’ensuite il a été reconnu que cette stipulation n’aura aucune force rétroactive et que l’Arbitre appliquera aux cas en litige les principes du droit des gens et les traités internationaux qui étaient en vigueur et obligatoires pour les parties impliquées dans ce litige, au moment où la saisie des navires a eu lieu;
qu’enfin l’Arbitre doit éventuellement fixer la somme de l’indemnité qui serait due par le Gouvernement Russe pour le compte des réclamations présentées par les ayants-droit;
Attendu qu’après un examen minutieux des mémorandums et contrememorandums échangés entre les Hautes Parties, ainsi que de toutes les pièces produites de part et d’autre, l’Arbitre, profitant de la faculté qui lui avait été accordée par lesdites déclarations de Saint-Pétersbourg, a invité les deux Gouvernements à désigner les experts commerciaux pour l’aider à fixer le montant de l’indemnité qui serait éventuellement due et, qu’en s’adressant à cet effet aux deux Hautes Parties, l’Arbitre les a en même temps priées de lui fournir des renseignements suppémentaires à l’égard des points de droit, indiqués par lui;
Attendu que dans les séances tenues par l’Arbitre à la Haye dans l’Hôtel de la Cour Permanente d’Arbitrage, depuis le 27 juin jusqu’au 4 juillet 1902, il a entendu les dépositions des experts en présence des Agents des deux Hautes Parties, qui à cette occasion ont fourni les renseignements supplémentaires demandés par l’Arbitre;
Attendu qu’à l’appui de la réclamation relative à l’arrêt et la saisie de la barque baleiniere américaine Cape Horn Pigeon par un vaisseau armé du Gouvernement Impérial de Russie, la Partie demanderesse a allégué les faits suivants:
La Barque Cape Horn Pigeon, construite pour la pêche de la baleine, ayant fait voile de San Francisco le 7 decembre 1891, avec un équipage de trente personnes hors le capitaine (nommé Scullun ou [Page 470] Scullan) pour un voyage dans les mers du Japon et d’Ochotsk, se trouvait le 10 septembre 1892 dans la mer d’Ochotsk, sur la haute mer, occupée de la pêche de la baleine, lorsqu’elle fut arrêtée et saisie par le commandant d’un navire de la marine russe (croiseur) et conduite à Vladivostok, où elle fut détenue par les autorités russes jusqu’au 1 octobre 1892. Après la saisie de la barque, son équipage fut placé à bord du schooner russe Maria (qui, d’après la déclaration de la Partie défenderesse, avait été saisi par le croiseur russe pour chasse illicite aux phoques) et forcé de le conduire dans le port de Vladivostok. Dans cette ville, apres qu’on leur eut dit qu’ils seraient logés dans la maison de garde, cet abri contre le froid et la faim leur fut refusé et le capitaine se vit forcé de leur trouver un logement dans un hangar. Ils furent retenus de jour en jour sans qu’on leur en dit la raison et enfin le 1 octobre 1892 ils furent renvoyés à leur navire;
Attendu que la Partie défenderesse a reconnu que dans ce cas il s’est produit une erreur regrettable, puisque c’est à tort que l’officier de marine (le lieutenant von Cube) avait soupconné le Cape Horn Pigeon de s’être livré à une chasse illicite et que par conséquent le Gouvernement Impérial, reconnaissant sa responsabilité, a offert de payer une indemnité pécuniaire pour les pertes réelles causées aux ressortissants étrangers par les actes de ses organes gouvernementaux;
Attendu que la tâche de l’Arbitre dans cette affaire consiste done à fixer le montant de l’indemnité à payer par la Partie défenderesse;
Attendu que la réclamation de la Partie démanderesse s’éleve à un montant de $80,700, avec les intérêts à 6 pour cent par an depuis le 10 septembre 1892 et que la Partie défenderesse a offert de payer $2,500, également avec les intérêts a 6 pour cent par an;
Attendu que la Partie défenderesse estime que le premier article de la réclamation, s’élevant à $3,010 pour dépenses du propriétaire du Cape Horn Pigeon en conséquence de la saisie, devrait être réduit à $1,040 et qu’en effet, le montant réclamé n’étant pas suflisamment justifié, il y a lieu de le réduire conformément aux conclusions de la Partie défenderesse;
Attendu que pour les services de l’équipage du Cape Horn Pigeon pour avoir conduit le schooner russe à Vladivostok, la somme de $1,000 offerte par la Partie défenderesse, au lieu de la somme de $1,200 réclamée par la Partie demanderesse, semble suffisante;
Attendu que la Partie défenderesse admet comme justifiées les réclamations pour provisions consommées $200, pour logement de l’équipage $210, pour dépenses du capitaine Scullun $50, ensemble $460;
Attendu que la Partie demanderesse réclame $45,000 pour perte de prises de pêche pendant le temps qui s’est écoulé entre la saisie du navire et le jour où il a pu reprendre la pêche de la baleine;
que la Partie défenderesse conteste en principe le bien fondé de cette partie de la demande, en alléguant qu’il s’agit ici du gain d’une entreprise soumise à des risques et qui peut toujours se terminer par des pertes, et en invoquant, a l’appui de son assertion, la sentence du tribunal d’Arbitrage de 1872 dans l’affaire de l’Alabama, par laquelle les demandes d’indemnisation pour dommages indirects ont été écartées;
Considérant que le principe général du droit civil, d’après lequel les dommages-intérêts doivent contenir une indemnité non-seulement pour le dommage qu’on a souffert, mais aussi pour le gain dont on a été privé, est également applicable aux litiges internationaux et que, pour pouvoir l’appliquer, il n’est pas nécessaire que le montant du gain [Page 471] dont on se voit privé puisse être fixé avec certitude, mais qu’il suffit de démontrer que dans l’ordre naturel des ehoses on aurait pu faire un gain dont on se voit privé par le fait qui donne lieu à la réclamation;
Considérant qu’il n’est pas question en ce cas d’un dommage indirect, mais d’un dommage direct, dont le montant doit faire l’objet d’une évaluation;
Considérant quant au montant de cette partie de la réclamation, que la partie demanderesse prend pour point de départ la moyenne du nombre des baleines prises dans une saison, qu’elle évalue à huit et dont elle déduit le nombre de deux que le capitaine Scullun avait déjà prises, ce qui donne six comme le nombre probable des baleines qui auraient encore été prises par lui, si le navire n’avait pas été arrêté et saisi;
Considérant, toutefois, que d’après la déclaration du capitaine Scullun lui-même, il avait pris vingt-huit baleines dans quatre saisons, ce qui fait sept par saison et qu’il est done plus sûr de prendre le chiffre sept comme indiquant pour le baleinier Cape Horn Pigeon la moyenne de la prise par saison, ce qui, après déduction des deux baleines prises, donne un nombre de cinq pour le restant probable de la prise;
Considérant en ce qui concerne la valeur approximative d’une baleine à l’époque où le produit de la pêche du Cape Horn Pigeon en 1892 aurait pu etre vendu, qu’il résulte de l’enquête qui a eu lieu dans ce litige et des renseignements fournis à l’Arbitre, qu’on peut évaluer le poid moyen des os à obtenir d’une baleine à 1,200 livres, et le prix moyen d’une livre à $4; la quantité moyenne de l’huile à 100 barriques et le prix moyen d’une barrique à $12, ce qui fait un total de $6,000 par baleine et de $30,000 pour cinq baleines, ou, après déduction de $1,500, au lieu des $1,800 déduits par le capitaine Scullun, $28,500;
Considérant par rapport à l’indemnité rédamée pour l’enrôlement à $1,000 par homme, soit $31,000, qu’il n’est pas prouvé qu’on ait fait subir aux membres de l’équipage les mauvais traitements dont ils se plaignent; mais que, d’un autre côté, le fait même qu’ils ont été retenus contre leur gré à Vladivostok pendant environ trois semaines, comme conséquence de la saisie iliégale de leur navire, leur donne droit à une indemnité, indépendamment de ce qui leur est dû pour avoir été forcés de conduire un navire russe à Vladivostok, et que le montant de cette indemnité doit être fixé à $7,750 ou en moyenne $250 par personne;
Que, par conséquent, le total des dommages-intérêts dus par la Partie défenderesse à la Partie demanderesse comme suite de l’arrêt et de la saisie du Cape Horn Pigeon, s’éiève à $38,750;
Considérant que la Partie défenderesse rconnaît comme parfaitement régulière l’adjonction des intérêts à 6 pour cent par an;
Par ces motifs,
L’Arbitre décide et prononce ce qui suit:
La Partie Défenderesse paiera à la Partie Demanderesse pour le compte des réclamations présentées par les ayants-droit dans l’affaire du Cape Horn Pigeon, la somme de $38,750 des Etats-Unis d’Amérique, avec les intérêts de cette somme à 6 pour cent par an depuis le 9 septembre 1892 jusqu’au jour du paiement intégral.